lundi 17 mai 2010

SOCRATE


Socrate est la référence en matière de philo. Pourtant, on ne le connaît que par paroles rapportées : il n’a ni écrit ni prétendu délivrer un enseignement. Il a simplement mené des entretiens publics, dans les lieux les plus triviaux de la vie quotidienne athénienne, avec la volonté sincère d’arriver, par l’échange, à établir une vérité partagée avec ses interlocuteurs.

Athènes au 5e siècle avant JC : ma T-ci va craquer !

Socrate a connu la grandeur et la décadence d’Athènes. Né au lendemain de la deuxième guerre médique, il vit l’éphémère suprématie née des victoires sur les Perses et la flambée de civilisation qui s’ensuit. Plus tard, combattant lors de la Guerre du Péloponnèse, il est témoin des revers extérieurs et de la décomposition intérieure de la Cité dont le point culminant est le triomphe d’une équipée pro spartiate qui installe la « Tyrannie des Trente » à Athènes. En 404, quand la démocratie est rétablie, la Cité est durablement traumatisée.

Parallèlement à l’affaiblissement d’Athènes, c’est sa conscience qui est en crise. Socrate évolue en plein ébranlement des vieilles croyances. Les jours des valeurs et des vertus traditionnelles semblent comptés et les sophistes, auxquels il est parfois assimilé à tort, sont désignés responsables.

Ces derniers sont des hommes de science et d’art, universellement curieux, qui monnayent leur savoir auprès des riches familles athéniennes en formant les jeunes gens à la vie publique et privée. Ils ont, les premiers, découvert que les traditions, les croyances et les façons de vivre ont une origine humaine et non divine, que « l’homme est la mesure de toutes choses », dixit Protagoras.

Cette relativité est un nihilisme : « tout est vain, rien ne vaut ». C’est ce à quoi Socrate se refuse et c’est ce qui le distingue des sophistes. Bien qu’il reconnaisse l’impact de la subjectivité sur le monde qui nous entoure, il refuse de laisser l’homme perdu au milieu d’un univers dépourvu de sens. C’est pourquoi il consacre sa vie à « chercher » la vérité en dialoguant avec ses semblables.

Socrate, what else ?

Socrate descend d’une famille d’artisans athéniens, d’un père potier et d’une mère sage-femme. Il reprend symboliquement les professions parentales en accouchant puis façonnant les âmes de ses concitoyens.

A priori, c'est un citoyen comme les autres : il respecte les lois et croit aux Dieux de la Cité. Il fait son devoir de citoyen en combattant à Délion puis à Potidée où il s’illustre par son endurance et son courage.

Pourtant, il porte en lui quelque chose d’original, de différent.

Sa figure – laide – en fait un paradoxe vivant : les Grecs de l'époque, ne mettent pas de barrière entre l’intérieur et l’extérieur ; pour eux, la beauté est une manifestation sensible de la vertu.

En outre, Socrate n’exerce pas de profession. En termes de productivité, c’est un oisif qui se permet le luxe d’enseigner gratuitement. Enseigner, le terme ne lui aurait pas plu : il se contente d’arpenter les endroits les plus triviaux de la vie athénienne, le marché, les banquets, les maisons des courtisanes et y interroge ses semblables sur ce qu’ils pensent savoir à propos du désir, de la beauté, de l’art…

Pour lui, la philosophie n’est pas une affaire de spécialistes : il n’y a pas d’initiés ni de condescendances. Chacun porte une vérité en lui et Socrate est là pour aider à la dévoiler.

Son activité n’est pas de tout repos. Alors que les sophistes plaisent et séduisent leur public, Socrate hante les Athéniens comme leur conscience : c’est un « taon » qui n’a rien à leur révéler si ce n'est leur propre ignorance.

Mais, surtout, là où ses concitoyens ne font que se plier aux règles de la Cité, lui, obéit à une exigence supérieure, menant ainsi une quête dangereuse.

Depuis que son ami Chéréphon lui a rapporté que l’Oracle de Delphes l’a nommé le plus intelligent des hommes, Socrate, homme fruste, mène ses entretiens en cherchant à débusquer plus intelligent que lui. Il s’aperçoit vite qu’il devance les plus brillantes têtes de son époque car il est le seul à savoir qu’il ne sait pas. Et, pour certains, la pilule est parfois dure à avaler !

C’est en menant ces entretiens qu'il fonde, à son insu peut-être, la philosophie.

Socrate = φ ?

Aujourd’hui, des tonnes de manuels poussiéreux ont fait de la philosophie une discipline sérieuse et ennuyeuse. Pourtant, au Ve siècle avant JC, Socrate fonde la philosophie autour du dialogue et d’une éthique de la communication.

Comme les sophistes, il veut fendre les certitudes des hommes endormis et, comme eux, c'est un éveilleur d’inquiétudes. Pourtant, ces « messieurs je sais tout » ont échoué là où Socrate a réussi : ils refusent le dialogue, ignorant leur interlocuteur, qui n’est pour eux qu’un adversaire à réduire au silence et non un partenaire dans une recherche commune de la vérité.

On l'a vu, Socrate a une méthode : questionner ses interlocuteurs pour apprendre d’eux ce qu’il prétend ne pas savoir. Or cette manière d’interroger c’est d’abord une manière de se comporter avec autrui : alors, la recherche de la vérité n’est plus le fait d’un seul individu qui pense mais d’un échange où chacun doit pouvoir se mettre à la place de l’autre et comparer les points de vue respectifs.

Bref, tout repose sur une éthique de la communication où le recours à l’Autre est nécessaire. Pas de maître ou de disciples qui tiennent mais deux êtres qui cherchent ensemble.

Tout serait trop parfait si cette recherche ne posait problème à la Cité ; Socrate est condamné à mort, inaugurant les rapports difficiles entre le philosophe et la Cité.

Le « taon » a un effet ambigu sur la Cité, entre enchantement et malaise. Certes Athènes sent le besoin de Socrate ; seulement, il est plus reposant de continuer à vivre et à croire aux dieux comme avant sans s’interroger sur ce qu’on fait et sur la manière juste de le faire.

C’est précisément ce que Socrate rend impossible. Il fait cesser cette tranquillité d’âme. Lui qui, comme tout sage, propose aux hommes le bonheur comme souverain Bien, commence par faire perdre aux siens le bonheur le plus immédiat, le plus à leur portée : celui de l’inconscience sans conflits et sans problèmes. Il empêche les Athéniens de dormir en les mettant face à leurs contradictions et en les appelant à une transformation radicale. En cela, il est le penseur le plus révolutionnaire de son époque.

Pire : Socrate est une conscience qui pense et qui agit; bref, un philosophe. Le scoop !

Or, au Ve siècle avant JC c’est une attitude nouvelle qui entre en conflit avec l’ordre établi. La Cité vit en effet d’héritage spirituel et de traditions qui se veulent incontestables et garantissent l’ordre au sein de la communauté. Socrate enseigne à ne pas s’en tenir à l’autorité ordinaire, mais à se faire une conviction à son égard et à agir d’après elle. Il est le premier à puiser non dans les traditions mais dans sa propre réflexion subjective les principes qui régissent ses actions.

Cette conscience à l’égard de l’autorité c’est aussi l'ironie socratique.

Évidemment, elle pose problème ! Celui qui la pratique se détache des choses dans un effort de lucidité afin de jouir d’une distance critique. Et, de fait, dans ses entretiens, Socrate s’attaque au sérieux de ses interlocuteurs pour en montrer les contradictions et les mettre face à leur ignorance.

Cette distance critique entre en contradiction avec « le pseudo sérieux à la base de toutes les dictatures politiques et spirituelles, sérieux qui les pousse à condamner toutes les critiques », dont parle Jean Brun dans son Socrate. C’est certainement l’un des sens de la mort du « taon » athénien, condamné à boire la ciguë en -399.

Bilan : à la différence de beaucoup de textes philosophiques, les dialogues socratiques n’ont pas vocation à instruire ceux qui y participent. Il ne s’agit pas d’affirmer une vérité mais d’éveiller en chacun le désir de vérité. C’est là le sens du mot philosophie. Le philosophe est le philo-sophos c-a-d celui qui désire le savoir ; à ne pas confondre avec celui qui est en possession du savoir, le sophos ou le sophiste. C’est pourquoi Socrate, au cours de ses entretiens, interroge d’abord son interlocuteur afin d’être instruit par lui, puis, par l’échange des points de vue, cherche à établir, avec lui, une vérité partagée, résultat de l’accord entre les esprits. Tout un programme !


Eléments bibliographiques

Platon, Apologie de Socrate ; Phedon ; Le Banquet
Sauvage Micheline, Socrate et la conscience de l’homme