lundi 20 novembre 2006

Etat, société et démocratie au Brésil

La participation politique: Etat, société et démocratie au Brésil


Ce texte est une introduction sommaire aux questions liées à la participation démocratique dans le régime politique brésilien. S'il évoque les textes de théoriciens à ce propos, il ne s'attarde pas à leur analyse détaillée. Des articles plus précis seront publiés ultérieurement dans ce but.




Depuis la fin de la dictature et la mise en place d’une Constitution démocratique en 1988, le Brésil voit s’amorcer un large mouvement qui tend à renforcer les dispositifs de participation populaire au sein des institutions politiques. Ainsi, de nombreux discours prononcés par des dirigeants politiques au long des vingt dernières années évoquent une volonté de réformer les pratiques gouvernementales en ce sens. Selon ces discours, le suffrage universel, s’il fonde une certaine légitimité institutionnelle, ne suffit pas, à lui seul, à garantir le succès des réformes sociales. D’où la nécessité de multiplier la participation démocratique au sein des gouvernements locaux ou à travers l’activité associative.
Ces discours politiques adhèrent implicitement à une conception particulière de la pratique politique, de ce qui constitue son objet spécifique et de son lien aux populations. En effet, ils prennent en compte l’existence d’une puissance démocratique capable de donner aux pratiques gouvernementales leur force, leur sens et leur efficacité.

Si la situation politique du Brésil, depuis la fin des années 1980, n’est pas étrangère aux tendances qui affectent de manière indistincte l’ensemble des pays démocratiques – c’est-à-dire principalement une dérégulation des économies nationales et une réduction de l’intervention étatique – elle présente néanmoins une série de traits originaux qui nous permettent d’envisager la question de la participation politique sous un jour rénové. Ainsi, la réalité politique du Brésil, contrairement à ce que peuvent laisser penser certains courants militants (qui appartiennent d’ailleurs à des tendances très diverses et même opposées), ne réfléchit pas le débat dualiste entre gouvernance et activité sociale. Elle nous aide plutôt à poser le problème autrement.

On peut considérer que la participation politique est à la source de la fin de la dictature militaire et du retour à la démocratie brésilienne. En effet, cet événement politique majeur s’est produit à la suite du surgissement de nouvelles organisations au sein de la société civile, de nouveaux cercles de débat autour de thèmes sociaux tels que la richesse ou l’éducation (notamment à l’instigation d’une partie de l’Eglise catholique en rupture avec le régime dictatorial), enfin à cause du discrédit du gouvernement militaire auprès de l’opinion publique (du fait de son incapacité à assurer le développement du bien être social et de son échec dans la gestion des questions économiques). Cette nouvelle donne aboutit à la mise en place d’une campagne en faveur du suffrage universel direct, avec de grandes manifestations populaires relayées par l’action du parti officiel d’opposition au régime (le PMDB) et de son éminent ressortissant, Ulisses Guimarães (voir photos ci-contre). Une fois les militaires déchus du pouvoir, la participation politique fut inscrite dans la nouvelle Constitution nationale de 1988 – dite «Constitution citoyenne» – et mise en place au sein des gouvernements locaux ainsi que des associations. La Constitution est ainsi marquée par une volonté certaine de donner plus de pouvoir aux localités et aux organisations de la société civile. Elle prévoit une série de dispositifs institutionnels permettant des initiatives citoyennes dans la gestion des affaires publiques, des initiatives qui vont bien au-delà des élections, surtout au niveau des municipalités. Enfin, l’évolution de la législation brésilienne depuis cette époque vient confirmer cette tendance, avec la mise en place de certaines lois qui visent le renforcement du pouvoir démocratique dans la gestion publique (à l’exemple de la loi n° 10.257 du 10 juillet 2001, qui réglemente le statut des villes, et définit l’obligation d’un « plan directeur » de gouvernance dans les municipalités de plus de 20 000 habitants, entre autres dispositions). La participation politique constitue donc désormais un facteur certain de démocratisation et d’innovation du système politique.

Néanmoins, le retour de la démocratie est suivi de près par un changement important de la donne politique. Les premières élections présidentielles enregistrent un résultat dérisoire de la force politique qui représentait, jusqu’alors, la lutte démocratique (le PMDB d’Ulisses Guimarães) et la victoire du candidat Fernando Collor de Mello, élu sur un discours de rupture et de modernisation. C’est le début d’une domination de la politique par les discours anti-étatiques et par les grandes mesures de déréglementation économique. Après le renversement de Collor par une procédure d’impeachment, la scène politique est dominée par deux nouveaux grands partis nés à São Paulo, le PT et le PSDB. Or ces deux grands partis sont tous les deux issus d’une critique de l’Etat et de la mise en avant d’une logique de marché. En effet, le PT de Luis Inácio Lula da Silva, issu du syndicalisme ouvrier de la région industrielle de l’ABC paulista, est rompu aux pratiques de négociation. Il invoque, jusqu’à l’élection de Lula en 2003, un discours de lutte de classes qui a pour corollaire la domination de l’appareil étatique par une élite corrompue (c’est le fameux discours de Lula sur les « 300 bandits travestis en docteurs », qui fait référence aux députés siégeant au Congrès fédéral). Le PSDB, quant à lui, défend la vision d’un Etat historiquement dominé par des structures archaïques conservatrices, de l’inéluctabilité de la domination des structures financière internationales et de la nécessité de réduire l’Etat pour laisser de plus en plus de place à une modernisation par le biais de l’ouverture à l’action des marchés financiers. Au-delà du débat entre ces deux forces politiques, l’arrivée du PT au pouvoir consacre le refus de l’Etat, le triomphe des politiques de marché et des politiques sociales d’assistance qui mettent en cause la primauté de la participation politique[1].
Ainsi, cet aspect apparemment conjoncturel de la vie politique brésilienne recèle, au-delà de l’opposition radicale entre deux forces politiques – issues respectivement du matérialisme et de l’économie néo-classique – un débat philosophique sur les fondements et le rôle de l’Etat ainsi que sur les forces présentes au sein de la société (les organisations civiles et le marché)[2]. La mise à jour d’une structure étatique marquée par le patrimonialisme et par des pratiques corporatistes, au moment même où elle défait les illusions contractualistes, pose la question délicate de la place de l’Etat au sein des réformes démocratiques. Pour les uns la critique du fonctionnement institutionnel recèle un caractère historique et inéluctable, conduisant à une mise en valeur des organisations sociales non-gouvernementales. Pour les autres, il faut souligner le mode spécifique de construction et de développement du Brésil par le biais de l’action publique, mettant en avant l’articulation subtile entre le rôle primordial des institutions politiques représentatives et les forces présentes au sein de la société[3].
Enfin, cette discussion sur la nature et le rôle de l’Etat par rapport à la société nécessite pour sa compréhension l’éclaircissement de la difficulté pratique de mettre en place des institutions publiques qui soient capables d’assurer la représentation de toute la diversité présente sur l’immense territoire brésilien tout en garantissant l’unité nationale. En effet, c’est là précisément le défi historique qui s’est posé, du XVI siècle à la deuxième moitié du XX, aux divers dirigeants politiques, et qui est à l’origine des caractéristiques propres aux institutions gouvernementales[4].
L’interrogation sur la participation politique porte donc avec soi une interrogation sur la place des pouvoirs publics dans l’organisation de la vie sociale. La participation politique ne peut pas être comprise à l’écart d’un certain projet politique.D’où la nécessité de confronter les critiques de l’idéologie du pouvoir et l’importance d’un projet public. Seule la remise en cause de l’opposition radicale de ces deux types de vision semble pouvoir nous amener à une compréhension pertinente de ce qu’est la participation politique, notamment sous ces formes les plus innovantes.

Pour étayer le débat sur rapport entre Etat et société, duquel dépend le sens de la notion de participation politique, les théoriciens empruntent divers concepts appartenant à la tradition philosophique européenne, dont ils usent avec plus ou moins de liberté pour caractériser la situation brésilienne. Ainsi par exemple Sérgio Buarque de Holanda emprunte-t-il à la lecture d’Alexis de Tocqueville l’opposition entre révolution et révolution démocratique, afin de déjouer les politiques conservatrices faussement révolutionnaires et de décrire le mode spécifique de démocratisation propre aux institutions brésiliennes. Tout en s’appropriant cette interprétation, l’auteur contemporain Luís Verneck Vianna y apporte le concept d’acteur emprunté à Antonio Gramsci, afin de mieux souligner l’existence d’une force politique intrinsèquement démocratique, capable de déterminer les lignes d’action conduites par les représentants. Selon une autre lecture politique, Raymundo Faoro utilise, afin de caractériser les règles historiques de fonctionnement de l’Etat, la notion weberienne d’état (entendue comme un corps de fonctionnaires au service d’un pouvoir extrêmement centralisé). Ces divers emprunts visent la caractérisation d’un modèle politique fortement héritier de la tradition ibérique, mais contenant néanmoins des traits qui lui sont propres, et qui déterminent une voie de modernisation très particulière. Ainsi, tradition philosophique et réalité politique s’enrichissent mutuellement : les concepts de l’analyse traditionnelle aident à penser la spécificité d’une situation qui, à son tour, contribue au renouvellement de certaines questions politiques classiques liées au problème de la participation. Face au défi que pose la coexistence d’une tradition autoritaire et d’un pouvoir démocratique, d’un archaïsme persistant et d’une modernité grandissante, l’on a recours à des notions qui aident à penser une réalité contradictoire, afin de mieux saisir le difficile avènement d’une démocratie sociale effective.

Aujourd’hui encore, l’absence de politiques publiques fondamentales (touchant à l’éducation, à la santé, au travail, enfin à l’ensemble des conditions sociales d’existence) et l’absence de concertation gouvernementale (le Brésil étant une Union Fédérative) conduisent à une forte limitation de l’impact de la participation politique et continue de freiner la démocratisation du pays, le démantèlement des forces oligarchiques traditionnelles et la redistribution des ressources nationales. Grande oubliée des politiques publiques, la société manifeste sa puissance à travers des formes innovantes d’expression et d’organisation, mais qui requièrent une plus grande intégration au sein des projets institutionnels. Le cas brésilien montre donc à la fois l’importance de la participation politique dans les politiques publiques, son pouvoir d’informer la vie politique d’un pays, et la nécessité d’articulation de cette participation à un projet de gouvernance. Il nous montre l’intégration des forces démocratiques au sein des institutions et les résistances rencontrées par ces forces démocratiques au sein de la société et de l’appareil étatique.



Notes:
[1] Sur l’arrivée sur la scène politique de ces deux grands partis et le rejet de la tradition républicaine qui en découle, voir Luís Verneck Vianna, La Gauche Brésilienne et la Tradition Républicaine, ed. Revan.
[2] Voir Lourdes Sola (org), Etat, Marché et Démocratie.
[3] Ce débat est mené par des auteurs comme Raymundo Faoro, Simon Swartzman et Luis Verneck Vianna.
[4] Luís Verneck Vianna souligne ainsi le caractère territorial de l’entreprise de construction de l’entité nationale qu’est le Brésil (in La Révolution Passive, Ibérisme et Américanisme au Brésil).

La Mémoire des Malouines



La mémoire de la guerre des Malouines dans la société argentine depuis 1983 jusqu’à nos jours

Etudiée dans le cadre de l’anthropologie historique du phénomène guerrier au Xxe siècle









« Malvinas volveremos »,

Ce slogan signifie « nous retournerons aux îles Malouines ». En Argentine, on le trouve inscrit sur les murs comme sur les monuments officiels ou encore sur les T-shirts destinés aux touristes. Il illustre la permanence du sentiment que les îles Malouines sont argentines et, par conséquent, la sensation ancrée au plus profond de l'homme argentin d'un vol, d'une injustice toute contenue dans l'appellation britannique « Falklands ». La revendication de la souveraineté argentine sur les îles est basée d’abord sur le fait d’avoir été les successeurs de la royauté espagnole de River Plate, laquelle gouvernait, en plus des Malouines, l’Uruguay, le Paraguay, la Bolivie et le Chili. Pour le peuple argentin, les Malouines constituent la seule partie de son territoire arrachée par la force. Entre mars et juin 1982, les généraux au pouvoir ont engagé le pays dans une opération de récupération des îles qui s'est avèrée désastreuse et traumatisante. L'aspect patriotique et symbolique de cette opération menée contre la troisième puissance militaire mondiale a conduit tout un peuple à faire preuve d'un soutien sans faille et, du fait d'une intense propagande, d'un triomphalisme décalé par rapport à la réalité des forces en présence. L'explication est à chercher dans le rapport, forgé dès l'école primaire, du peuple argentin aux îles Malouines et, plus généralement, à son pays, dont elles sont une sorte d'expression symbolique. Partant, le formidable espoir suscité par la tentative de récupération des îles est transformé par la défaite en une terrible humiliation. C'est donc sur les ruines de la défaite, dans une Argentine qui sur la lancée de la guerre redécouvre la démocratie, que s'exprime la mémoire des vaincus. Du fait de la proximité temporelle, cette mémoire, qu’il s’agisse de son écriture ou de son expression, est toujours en jeu, comme si chaque acte public l'engageait dans une direction ou dans une autre. C'est pourquoi s’est imposé le choix de travailler principalement sur des articles de presse parus dans les quotidiens argentins depuis la fin de la guerre jusqu’à aujourd'hui. La lecture de la presse mais aussi celle des témoignages de vétérans permet de cerner autant que cela est possible l'étendue de la cicatrice dont souffre la société dans son ensemble et plus précisément le mal-être des anciens combattants, ces vaincus qui estiment ne pas recevoir les honneurs qui leur sont dûs et craignent le développement de processus de désinvestissement de sens. Les enjeux en rapport avec la question des Malouines sont aussi bien sociaux, avec l'interrogation sur la place des vétérans dans la société; politiques, avec une instrumentalisation constante du sentiment nationaliste vissé aux îles perdues; historiques enfin avec toutes les tensions liées à l'expression d'une ou des mémoires de la guerre.
Il y a dans la société argentine un investissement total de sens dans une guerre perdue, ressentie comme une humiliation: quel type de tensions cela induit? Et comment alors peut se constituer une mémoire de guerre?
Les îles Malouines sont d'abord un élément essentiel de l'identité argentine; d'où les enjeux représentés par les investissements et désinvestissements de sens prêtés au conflit et leurs conséquences sur l'établissement d'une mémoire en tant que telle. Enfin, les Malouines et leur mémoire demeurent un enjeu politique, social et historique.


1. Les îles malouines, un élément capital de l'identité argentine.




• Petite histoire des îles malouines, depuis leur découverte jusqu'à nos jours

Avant de rentrer plus en avant dans nos analyses, il me semble nécessaire de dresser un rapide historique des îles Malouines.
Elles sont découvertes par le navigateur anglais John Davis en 1592 puis explorées en 1690 par son compatriote John Strong. Elles sont colonisées pour la première fois en 1764 par des marins français de Saint Malo, les Malouins. Ces derniers sont expulsés en 1766 par les Espagnols. A partir de 1811, les Espagnols désertent les îles suite au déclenchement des révolutions des pays sud-américains. En 1820, le pouvoir argentin, libéré de la tutelle espagnole, installe un gouverneur et une colonie aux Malouines. Mais en 1833, la marine anglaise déloge les Argentins et reprend la souveraineté sur les îles qui connaissent ensuite près de 150 ans de tranquilité, si ce n'est pendant les deux guerres mondiales où elles démontrent leur valeur stratégique.
Mais au début de l'année 1982, la situation politique de la junte au pouvoir en Argentine est critique: le pays est empêtré dans une crise économique avec de grave problèmes de chômage et une opposition de plus en plus marquée au pouvoir militaire. Ce dernier décide alors de faire appel à la très ancienne querelle concernant la souveraineté des îles Malouines afin de retrouver l’unité nationale et par là une certaine popularité. Un plan d'invasion est dressé à la hâte: si l'aviation est relativement performante, les autres corps de l'armée ne sont pas prêts à répondre aux ordres du gouvernement, d'autant qu'un certain nombre d'officiers ne sont pas totalement convaincus par le projet d'invasion. La junte fait le pari que les Britanniques ne se lanceront pas dans une opération militaire d'envergure pour reconquérir les îles envahies. Elle compte en outre sur le soutien des Etats d'Amérique du Sud et, surtout, au moins sur la bienveillante neutralité des Etats-Unis, en vertu des accords de l'Organisation des Etats Américains et des liens de coopération tissés lors de la lutte commune contre le communisme. Le 2 avril 1982, une force d'invasion argentine débarque donc aux Malouines et obtient, après quelques heures de combat, le contrôle de l'île. Le lendemain les Argentins prennent également la Géorgie du Sud. Or avant même le débarquement des premières troupes argentines le gouvernement britannique, averti par ses services secrets de l'invasion imminente, a pris, sous la direction de Madame Thatcher, la décision d'intervenir immédiatement en déroutant des sous-marins. Une force expéditionnaire est rapidement constituée et le 5 avril les premiers bâtiments de la Task Force quittent Portsmouth et Gibraltar. Sur place, environ 10.000 Argentins prennent position, principalement autour de Port Stanley et de son aéroport. Sur le plan diplomatique, la Grande-Bretagne s'emploie avec succès à obtenir le soutien de la communauté internationale. Dans l'archipel, la vie s'organise: les habitants vivent dans la plus grande indifférence par rapport aux occupants argentins. En réalité et selon les témoignages, les Argentins n'ont pas éxercé une grande pression sur les habitants, du moins pas avant le début des opérations britanniques. Les conditions des soldats ont été très rudes: la plupart ont vécu sous des tentes ou dans des abris de fortune creusés à même le sol. Ils ont, en outre, été très mal nourris. Le 25 avril un commando britannique reprend la Géorgie du sud sans combattre: cette action marque le début des hostilités. Cinq jours plus tard la Task Force prend position dans la zone des opérations et le 2 mai le sous-marin nucléaire Conqueror attaque le croiseur argentin Belgrano en dehors de la zone d’exclusion totale dressé par les Britanniques eux-mêmes. Le bâtiment coule rapidement en emportant avec lui 368 marins. Peu après, l’aviation argentine coule le Sheffield au large de l’île de Sealion. Parallèlement, les missions de conciliation aux Nations-Unies échouent en particulier à cause de l'entêtement des Anglais. Le 21 mai à 2h00, les commandos de marines britanniques 40 et 45 débarquent à San Carlos. Quelques heures plus tard, les parachutistes occupent Port San Carlos. Les Argentins n’opposent aucune résistance et le débarquement de la tête de pont continue. Vers neuf heures du matin les premières vagues d’attaques de l’aviation argentine arrivent, elles vont s’en prendre toute la journée à la flotte, complètement à découvert dans les eaux de San Carlos. Durant les trois jours suivants, ce ne sont pas moins de huit bâtiments anglais qui sont gravement endommagés ou coulés. A ce stade de l’engagement, l’aviation argentine est la seule à opposer une résistance par des attaques constantes, principalement dirigées contre la flotte et les navires de ravitaillement. L'affrontement le plus rude de toute la guerre commence dans la nuit du 28 mai et oppose 500 Anglais surentraînés mais fatigués par une longue marche à près de 1.500 Argentins occupant des positions au sommet des collines et surplombant un terrain complètement découvert. Le lendemain, à la mi-journée, les Argentins acceptent les termes de la reddition: 15 Britanniques sont morts pour 45 victimes argentines et de nombreux blessés. L’ensemble des forces britanniques se prépare maintenant pour la bataille finale. Près de 5.000 hommes font face aux 10.000 Argentins occupant les positions fortifiées près de Stanley. Entre le 11 et le 13 juin une série de batailles pour les collines surplombant Stanley se déroulent successivement ; les Britanniques au terme de violents affrontements et d’une résistance étonnamment farouche des Argentins, prennent les Monts Longdon, Harriet et Two Sisters et pour finir Thumbledown Mountain et le Mont William. Le 13 au soir Stanley est complètement encerclé. Durant cet épisode, une habitation est touchée par un tir d’artillerie britannique tuant les trois seules victimes civiles du conflit. Le 14 juin, le Major Général Jeremy Moore, commandant des forces terrestres britanniques, signe avec le Général Mendes le document de reddition de toutes les forces argentines des Malouines, la seule concession accordée à Mendes sera de tracer le mot inconditionnelle devant reddition. Avec cette signature s’achève un des conflits les plus court et intense de l’époque contemporaine. Le 20 juin, à peine 6 jours après la reddition, la majorité des prisonniers argentins est rapatriée par les paquebots Norland et Canberra. Deux jours plus tard le gros des forces britanniques prend le chemin du retour sur les mêmes navires. Depuis, les îles malouines sont un territoire dépendant du Royaume-Uni. L’autorité exécutive est exercée par le Gouverneur des Malouines au nom de Sa Majesté la Reine. Cependant la défense et les affaires étrangères restent sous la responsabilité et le contrôle du gouvernement anglais. Depuis l’invasion des Argentins, les îles sont défendues par terre, mer et air. Une garnison est maintenue pour assurer la sécurité et prévenir la répétition des événements de 1982. L’achèvement de l’aéroport de Mount Pleasant, complètement opérationnel en 1986, a permis de réduire le nombre des forces stationnées sur les îles.
Depuis la fin du conflit, demeure un malaise permanent: certes, plusieurs visites ont été organisées pour permettre aux familles des soldats argentins tués et ensevelis dans les îles de venir se recueillir sur leurs tombes. Mais le Gouvernement des Malouines, croyant judicieux de rapatrier les corps en Argentine, a proposé des fonds pour un tel déplacement. Le Gouvernement argentin a refusé cette offre prétextant que les corps étaient déjà enterrés sur le sol argentin. Les Argentins ont d'ailleurs réaffirmé leur attachement aux Malouines en inscrivant une déclaration de souveraineté dans leur constitution plus de 10 ans après la fin du conflit. Inutile de préciser que le gouvernement britannique et celui des Malouines ont toujours rejeté cette revendication.

Les évènements de 1982 comme la persistance d'un certain nombre de tensions indiquent bien que, dans la conscience du citoyen argentin, les Malouines représentent bien plus que des petits bouts de terre isolés et peuplés de moutons.



• Les Malouines, un élément constitutif de la « promesse argentine »


Afin de bien saisir l'impact qu'a eu la guerre des Malouines sur l'ensemble de la société argentine, il me semble utile d'introduire le concept de « promesse argentine », emprunté au chercheur argentin Victor Armony. Pour lire l'histoire argentine, il faut en effet bien comprendre que depuis la fondation de la nation, en 1816, elle a été conçue comme une promesse. La promesse qu'avec près de trois millions de km² de superficie, la prairie la plus fertile de la planète, des ressources énergétiques incalculables et surtout, dès la deuxième moitié du 19ème siècle, une population de plus en plus urbanisée et scolarisée, l'Argentine ne pouvait être vouée qu'à un destin de grandeur. C'est d'ailleurs autour de cette promesse que s'est construite l'identité argentine et que se sont réalisés avec succès le creuset des races et l'assimilation des millions d'immigrants européens. Partant, les Argentins ont souvent souffert du décalage entre la réalité promise et la réalité vécue. Or ce malaise a été instrumentalisé aussi bien par les différentes juntes militaires que par le péronisme. En effet, à chaque changement brutal de gouvernement a été proclamé haut et fort le projet de sauver la nation et de la remettre sur la voie de son destin de grandeur. Dans ce genre de discours, la place des îles Malouines a toujours été importante. Des générations d'Argentins ont été et sont toujours éduqués à la nostalgie de l'archipel. L'école joue un rôle majeur dans l'inscription au plus profond de chacun du sentiment d’une insupportable injustice. L'argentinité des îles n'est en rien objet de débat: en plus de l'école, celle-ci est proclamée tout aussi bien par les inscriptions de particuliers sur les murs, par les innombrables monuments célébrant les morts argentins des Malouines et qui s'achèvent en général par un cinglant « volveremos » c'est à dire « nous reviendrons ».

Partant, on peut bien saisir l'impact du déclenchement de l'opération de récupération des îles. Ce que l'on osait plus espérer arrive enfin: un gouvernement, aussi tyrannique et corrompu soit-il, se propose de rendre aux Argentins ce qui leur est appartient. L'impact est d'autant plus fort que c'est la première fois qu'un gouvernement tente de récupérer les Malouines par les armes.


• L'espoir et la désillusion.


Dès le 2 avril 1982, une immense vague d'espoir submerge la société argentine, sans distinction de classes ni d'appartenances politiques. Le sentiment de propriété sur les Malouines et la certitude que tout va rentrer dans l'ordre dépassent toute autre considération. Le pouvoir militaire, qui s'est lancé dans l'opération pour recomposer l'unité nationale, entretient l'euphorie ambiante: même après la riposte britannique, tout est fait pour ménager le sentiment d'une victoire imminente. Cela d'autant plus qu'avant même le déclenchement de l'opération, le terrain a été préparé par une déjà intense campagne de propagande patriotique et nationaliste. Presque tous les partis politiques, de gauche comme de droite, les dirigeants syndicaux, les entrepreneurs, les hommes et les femmes de culture, consultés par les médias, s'engagent à l'unisson en faveur de la récupération des îles. La désinformation est à son comble, les nouvelles du front se veulent optimistes, les performances de l'aviation argentine sont portées aux nues avec notamment la destruction du navire de guerre anglais, le Sheffield, au large de l’île de Sealion. En ces temps de guerre, le mythe fondateur de l'Argentine vouée par essence à un destin de grandeur s'exprime tous azimuts et notamment au travers de gigantesques rassemblements dans les grandes villes. Le plus spectaculaire a lieu sur la Place de mai, à Buenos Aires, et rassemble quelques dizaines de milliers d'Argentins. L'image de cette foule en communion avec ses « muchachos » ou ses jeunes garçons partis combattre pour l'amour et le bon droit de la Patrie dans des contrées isolées contre la troisième puissance militaire mondiale s'inscrit à jamais dans les imaginaires, et des citoyens, et des soldats mobilisés.
Le 14 juin 1982, lorsque la défaite est consommée, la désillusion est à la mesure du formidable espoir suscité. L'humiliation succède au triomphalisme et se manifeste de plusieurs manières. Humiliation et rancœur contre les Etats-Unis dont on pensait la neutralité garantie par les accords de l'OEA et par l'aide apportée dans le cadre de la lutte anticommuniste. Humiliation par rapport au vainqueur, la Grande Bretagne, et les autres pays européens dont les rapports avec l'Argentine et les autres nations latino-américaines ont toujours plus ou moins été entachées d'un certain paternalisme ou sentiment de supériorité d'autant plus insupportables aux Argentins qu'ils se conçoivent comme une nation sœur de l'Europe, comme une nation peuplée d'Européens. Humiliation, enfin, devant le sentiment d'avoir été floué par la junte militaire, par ses campagnes de désinformation et ses promesses de victoire aisée. Cette dernière ne survit d'ailleurs pas au malaise post malouines; elle perd sa dernière arme, la possibilité d'user du sentiment patriotique de la société. Par la faute des militaires, la Patrie est vaincue et déshonorée.


Ce qu'il doit ressortir de ce premier temps de notre étude c'est l'importance capitale des îles Malouines dans la conscience et l'imaginaire de l'homme argentin. Cela explique le soutien populaire recueilli par l'opération de récupération, le formidable espoir soulevé mais aussi l'intense désillusion et le sentiment d'humiliation issus de la défaite. Le gouvernement militaire y a perdu définitivement toute crédibilité et le 30 octobre 1983 Raul Alfonsín est élu Président de la République argentine, scellant le retour de la démocratie.
Désormais, la question qui se pose est celle de savoir comment peut se constituer une mémoire à partir d'un événement qui restera à jamais synonyme d'humiliation dans des consciences argentines traumatisées.




2. La difficulté du travail de mémoire: investissement et désinvestissement de sens.





• L'impossibilité de dire, entre silence et frustration


Pour traiter ce point, j'ai fait appel à un article de Ruben Benitez, paru dans le quotidien La Nueva Provincia, le 2 juin 1985, intitulé Lo que nunca se dijo sobre la batalla aeronaval, où sont recueillis les témoignages des pilotes de l'Aviation de guerre argentine, qui ont fait tant de mal aux forces navales britanniques. C'est la première fois qu'ils prennent la parole depuis la fin du conflit. A cet égard, ils soulignent le poids inhibant de la défaite mais aussi l'absence de reconnaissance de la part de la société, y compris pour les familles des victimes. Une anecdote est convoquée pour illustrer cela: l'auteur aurait été apostrophé dans un petit village espagnol par une vieille dame qui se serait exclamé: « Vous les Argentins avez la meilleure aviation de guerre au monde » Force est en effet de constater que partout dans le monde est généralisée cette réputation d'excellence des pilotes de guerre argentins. Or ce n'était absolument pas le cas en Argentine même dans les années qui ont suivi l'affrontement. L'héroïsme bien réel des pilotes argentins a été comme submergé par une gigantesque vague d'auto dépréciation et de déshonneur national. Les pilotes de l'aviation navale qui, forts de seulement douze avions de combat, ont fait frémir la troisième puissance militaire mondiale affirment dans leurs témoignages que le choc le plus rude a été la déception qui les a accueillie à leur retour, alors même que, connaissant les réalités du rapport de force, ils avaient tenté d'expliquer à leurs proches l'impossibilité d'une victoire militaire. Cette absence de reconnaissance se double d'une impossibilité de dire: on fait comprendre aux vétérans que le silence s'impose, que la société n'est ni prête, ni disposée à recevoir leurs témoignages. Ce refus d'écouter teinté d'opprobre envers les rescapés d'une armée défaite est mal vécu car les survivants de l'expérience de guerre hautement traumatisante ont un besoin vital de témoigner pour que les morts n'aient pas péri pour rien, pour donner sens à leur sacrifice. Plus loin, c'est tout un mécanisme d'Etat qui est mis en place. Dans un article intitulé Cómo empezó la Operación Olvido, paru le 5 avril 2002, des journalistes de Clarin décrivent le système qui voit le jour après la défaite. Des documents officiels sont distribués aux soldats, leur intimant l'ordre de ne pas parler de la guerre autour d'eux. Ils ne doivent faire aucun commentaire sur leur rôle sur le théâtre d'opération, ils ne doivent se livrer à aucun témoignage dans la presse sans l'accord explicite du Haut commandement, enfin ils doivent tâcher d'éviter l'excès de visites de leurs proches à leur domicile, on les engage à prétexter une grande fatigue et le besoin de se reposer. Ces pressions atteignent leur apogée lors du séjour obligé des combattants dans des centres de récupération des forces armées. Selon les témoignages de certains vétérans et psychiatres, des soldats ayant fait fi de la conduite à suivre auraient été internés dans l'Hôpital psychiatrique du Champ de mai, et ce jusqu'en 1984, alors que la démocratie était déjà installée. En d'autres termes, l'après-guerre est d'abord silence et frustration, humiliation et souffrance intérieure, d'où un taux de suicide très élevé parmi les Anciens Combattants, autre sujet tabou. Dans un article émouvant, Suicidio en el Monumento a la Bandera: las otras muertes que dejó la guerra, Alberto Amato, journaliste au Clarin, raconte le suicide d'un jeune rescapé des Malouines. Le vétéran a mis fin à ses jours en se jetant du haut du Monument au drapeau, à Rosario, troisième ville du pays. Après avoir décrit tous les troubles traumatiques qui affligeaient le jeune Paz (cauchemars, incapacité à communiquer et à se réinsérer dans la société), sa mère explique son acte par la souffrance provoquée par l'ingratitude de la société: elle accuse la démocratie de prolonger la politique des dictateurs et de favoriser, qu'elle le veuille ou non, l'indifférence, l'isolement dont souffrent les anciens combattants. Elle affirme que la demande la plus répandue parmi les anciens des Malouines consiste tout simplement en ce que vérité soit faîte, que l'on sache enfin ce qui s'est passé là-bas et, tout simplement, que quelqu'un les remercie pour leur dévouement.


Dans un premier temps, la mémoire de la guerre des Malouines ne peut s'exprimer, étouffée par le sentiment d'humiliation. Il y a comme un refus de donner la place qui lui revient à la mémoire des perdants et d'exprimer la reconnaissance due aux perdants les plus directement traumatisés: les vétérans.
Un tournant semble être atteint au début du 21e siècle dont une des expressions les plus spectaculaires est, en septembre 2005, un film grand public, Iluminados por el fuego, tiré du livre du même nom, paru en 1993, et qui donne enfin à la guerre l'exposition qu'elle mérite. Néanmoins, cette volonté de briser le silence et les tabous s'accompagne d'une entreprise de désinvestissement de sens qui soulève un certain nombre de questions.



• Le début d'une entreprise de désinvestissement de sens: l’exemple de Iluminados por el fuego


Si j'ai fait le choix de m'attarder tout particulièrement sur cette oeuvre cinématographique c'est parce que les différents articles de presse que j'ai pu consulter et notamment Las heridas secretas de la guerra, paru le 10 septembre 2005 dans le quotidien El Clarin, indiquent à quel point elle soulève les passions en déterrant littéralement le cadavre de la guerre et en lui donnant un éclairage nouveau. Le film du réalisateur Tristan Bauer raconte l'histoire de trois jeunes hommes ayant combattu aux Malouines; le front et le retour difficile, l'un d'entre eux met d'ailleurs fin à ses jours. Par-là, il s'agit de remplacer dans les mémoires les images de la communion d'une foule euphorique sur la Place de mai par un tableau des horreurs de la guerre et des souffrances endurées par les Anciens Combattants. Les images de soldats embourbés, mourant de froid et de faim, appelant leur maman à la rescousse, ont pour but de faire apparaître la cruauté mais aussi l'absurdité de la guerre. Les vétérans ne sont pas vus comme des héros mais comme des victimes de la guerre, cette folie de la dictature. Victimes immédiates mais aussi a posteriori. Lui-même Ancien combattant, l'auteur du livre dont est tiré le film décrit le traumatisme de ne pas pouvoir dire ce qu’il est pourtant impossible d'oublier. Cette impossibilité de dire est à l'origine d'un véritable suicide de masse: désormais on compte plus de morts par suicide parmi les Anciens combattants que de décès sur le champ de bataille soit 350 suicidés pour 275 hommes tombés au champ d'honneur. Par la voie du septième art il est donc question de donner enfin voie au chapitre au sacrifice consenti par les Anciens combattants des Malouines. La parole est enfin donnée au désespoir des anciens soldats, habités par la mort et son expérience traumatique. On a donc affaire à une oeuvre conçue comme un témoignage de vaincus, comme l'histoire des perdants. Là est toute la différence avec des films comme Il faut sauver le soldat Ryan, qui embrassent le spectateur dans un glorieux « nous avons vaincu » dont la première conséquence est l'oubli de toute réflexion sur le phénomène guerrier en tant que tel. Ici, la parole est donnée aux soldats, à ceux qui ont perdu sur tous les plans: les généraux de la dictature les envoient vers une défaite certaine, les Britanniques les battent à plate couture et la société leur tourne le dos. D'une certaine manière, rompre le silence constitue la seule et l'unique victoire de cette armée de vaincus. L'intérêt de soumettre un film grand public sur la guerre aux Argentins tient en ce que la fiction déstructure la sacralisation de la guerre des Malouines et ouvre donc un espace pour le témoignage mais aussi et surtout, enfin, pour le débat. Plus de vingt ans après les faits, Iluminados por el fuego apporte une contribution essentielle à la mémoire de la guerre des Malouines en se posant comme un détonateur potentiel pour parler des évènements qui ont eu lieu. Mieux, le film se veut une base pour comprendre ce qui a eu lieu, pourquoi et comment cela a eu lieu. Ainsi, des questions capitales jamais posées jusque là investissent la scène publique: qu'a-t-on fait? Pourquoi tant de jeunes garçons ont péri? Est-ce que cela en valait la peine? La cause était-elle juste?


Iluminados por el fuego illustre donc une évolution des mentalités concernant le rapport à la mémoire de la guerre des Malouines. Cependant l’œuvre n'a pas fait que donner la parole aux vétérans, elle a également suscité des réactions hostiles qui soulignent que la blessure est encore vive et qu'il n'y a pas une mémoire mais des mémoires de guerre.


• La guerre des Malouines reste fortement investie de sens: les héros et la Patrie


Cette constatation se nourrit des réactions indignées suscitées par le film Iluminados por el fuego, notamment dans deux articles, El cine, como arma de los renegados et El conflicto de las Malvinas sigue sin ser narrado correctamente tirés respectivement de Enviado por Movimiento Condor et El Ojo Digital, parus en septembre et octobre 2005. Ces articles critiquent la « démalouinisation » à l’œuvre dans le film. Ils comprennent Iluminados por el fuego comme une critique systématique de l'institution militaire et comme une volonté d'ôter le prestige attaché à tout ce qui relève du militarisme. Cela passe par une présentation crûe de toutes les misères de la guerre, des souffrances des soldats, qui entend toucher la sensibilité du spectateur tout en faisant fi d'éléments tels que la valeur au combat. Cette négation du courage, de l'offrande de sa vie faite sur l'autel de la Patrie, est considérée par un certain nombre de vétérans et de leurs familles comme une véritable insulte à leur sacrifice. Ils refusent de se voir accolé le qualificatif de « pobrecitos » qui signifie « les pauvres petits ». En d'autres termes, il y a un raidissement, un refus de voir leur guerre, leur sacrifice désinvesti de sens. Paradoxalement il y a comme une réticence à se voir considérés comme des victimes: déjà le 2 mai 1997, dans le quotidien La Nacion, le capitaine de navire Héctor Elías Bonzo, qui commandait le croiseur Belgrano quand celui ci a été coulé par les Britanniques, clamait haut et fort que les 323 hommes morts sous ses ordres n'étaient pas des victimes mais des héros. D'où la constitution en associations de vétérans. Ces associations, en plus de tisser des réseaux de solidarités, ont clairement vocation à ouvrir des espaces de débat afin de permettre à chacun de faire partager son expérience de guerre mais aussi d'apporter sa contribution à la constitution et à l'orientation d'une mémoire de guerre. Ce qui ressort principalement dans les discours de ces associations c'est la réaffirmation de valeurs comme le courage militaire, le sacrifice de sa personne sur l'autel de la patrie et la critique de la démalouinisation. Ces valeurs sont perpétuées à travers la persistance du souvenir des canons de Cordoba, qui après avoir été transportés jusqu'aux îles se sont imposés comme une arme majeure, respectée y compris par les Britanniques. Autre exemple, peut être encore plus diffusé, celui de Ganso Verde, la dernière bataille conventionnelle de la guerre des Malouines, où les soldats argentins se sont frottés à la rude artillerie britannique. Via une réaffirmation quasi-systématique du bon droit de la nation sur les îles perdues, il existe un véritable souci de proclamer haut et fort le sens de son engagement passé et pourquoi pas futur: « les Malouines sont argentines et notre sacrifice est juste ». En d'autres termes, si on a vu qu'avec Iluminados por el fuego, étaient nés des dynamiques de désinvestissement de sens, la guerre étant présentée comme une tuerie absurde, cette même guerre reste toutefois largement investie de sens. Citons par exemple le mot de Carlos Viegas, un vétéran comme un autre, poseur de mines dans la Compagnie des ingénieurs de combat: « Pour moi, être vétéran de guerre est un orgueil. C'est avoir démontré, à la société comme à moi-même, que je suis capable de donner ma vie pour une valeur abstraite: la patrie, la famille, ce que chacun ressent depuis tout petit ». Plus loin, on est à un tournant où désormais chaque acte, privé ou public, en rapport avec les Malouines se pose comme un enjeu et participe à la constitution et à l'évolution de la mémoire.


La mémoire de la guerre des Malouines n'est donc pas figée: après des années de silence, la société argentine a choisi « d'oublier d'oublier ». Néanmoins, les dynamiques sont parfois contradictoires: entre surinvestissement et désinvestissement de sens, la décision ne s'est pas encore faite. Partant, tout acte, public ou privé s'inscrit dans le processus de construction de cette mémoire; chaque acte, aussi petit soit-il, devient un enjeu crucial pour les citoyens comme pour les historiens.
En d'autres termes, tout acte est constitutif de mémoire, tout acte engage la mémoire de la guerre dans telle ou telle direction. La mémoire de la guerre des Malouines est donc étroitement liée à des enjeux politiques, sociaux et historiques.



3. La mémoire de la guerre est étroitement liée à des enjeux politiques, sociaux et historiques


• La question des vétérans, un enjeu social


La question du traitement à réserver aux anciens combattants de la Guerre des Malouines soulève plusieurs questions. Avant tout, il convient de mesurer l'importance du traumatisme qui ronge les Anciens combattants: si aujourd'hui beaucoup tirent de la fierté de ce statut, être vétéran au sortir de la guerre représentait avant tout une charge. Ceux que l'on appelait les « enfants de la dictature » ont dû mentir sur leur date de naissance, dissimuler leur expérience de guerre, ne serait-ce que pour trouver un travail. La question du traitement des vétérans soulève donc d'abord celle de la reconnaissance de leur statut, de la solidarité de la société envers ceux qui se sont battus pour elle. Cette question a vocation à occuper une place croissante dans le débat public car les anciens combattants à parvenir à l'âge de la retraite sont de plus en plus nombreux. Les décisions politiques comme celle, éventuelle, impliquant la solidarité de toute la société sont hautement symboliques: elles engagent l'idée même que l'on se fait du sacrifice consenti par les vétérans. Or, tout acte est acte de mémoire. Un exemple concret: dans un article intitulé Mejora para oficiales veteranos de Malvinas, paru le 22 juillet 2005 dans le quotidien Clarin, est annoncé l'augmentation à plus de 1000 pesos, soit environ 150 euros, des pensions honorifiques pour environ 3500 officiers et sous-officiers qui n'en avaient pas eu le bénéfice, pour des raisons diverses, ces dernières 22 années. Pour remédier à cette injustice, le Président Kirchner a ratifié le décret 866, triplant ainsi le montant original de la pension. A cette occasion, il a salué et remercié les anciens combattants pour leur patience, réaffirmé que les Malouines sont une « cause nationale » et rappelé que la guerre avait été considérée comme « un événement honteux qu'il fallait à tout prix oublier ». Ce faisant, il exprime la volonté de rompre avec ce désir d'oublier et donc la détermination de l'exécutif à réintégrer définitivement les évènements des Malouines et ceux qui y ont combattu comme un élément positif au sein de la mémoire argentine. Néanmoins, ce thème des pensions soulève d'autres débats, au premier rang desquels celui de leur attribution ou non et de la signification symbolique qui en découle. En effet l'évolution vers la reconnaissance du sacrifice consenti dans l'archipel s'accompagne d'une inflation des demandes de pensions. Ce qui paraissait impensable il y a encore dix ans se produit: un nombre croissant d'individus se revendiquent vétérans des Malouines et demandent à bénéficier d'une pension. Le journal Pagina12, dans un article intitulé Una, dos, tres, muchas Malvinas, dénombre 9000 nouveaux postulants depuis la hausse de la pension à 1000 pesos. Si à l'origine le texte de la loi prévoit que seuls ceux qui ont combattu sont aptes à toucher une rétribution, nombreuses sont les revendications de personnes n'ayant pas porté les armes. Ainsi, on a inclu parmi les vétérans de guerre les équipages des portavions et autres embarcations qui s'ils ont été mobilisés n'ont pas systématiquement participé aux affrontements. D'où l'inflation de 300% en 20 ans du nombre de vétérans de la Marine. De plus, des civils réclament également le droit de toucher une pension; par exemple, des anciens membres de la Marine marchande arguent qu'ils ont réalisé une sorte de travail d'espionnage afin de toucher ces pensions. Cependant, si cette inflation du nombre de bénéficiaires des pensions est en général perçue comme une reconnaissance officielle des services rendus à la patrie, cela n'empêche pas certains anciens combattants de s'indigner devant cette « offensive frauduleuse » et de demander, en sous-main, des vérifications et des enquêtes plus systématiques pour distinguer nettement les vétérans des imposteurs. Cela confirme surtout que désormais on est fier d'avoir participé à cette guerre et que par conséquent on se refuse à partager le juste fruit de ses mérites avec ceux qui n'en ont pas le droit.



La question des vétérans et de leurs pensions se pose donc d'abord comme un enjeu social dans le sens où elle engage la solidarité d'une société envers ceux qui l'ont défendu sur les champs de bataille, qui plus est lorsqu'ils atteignent des âges respectables. Elle participe également de la mémoire de la guerre car la pension, rétribution de l'Etat, est une reconnaissance symbolique du sacrifice consenti. Cette reconnaissance officielle témoigne d'un changement des mentalités et des rapports entretenus avec le souvenir des Malouines. Ces changements sont perceptibles à plus grande échelle, dans les rapports entre la politique et la guerre.



• La guerre et le politique: tensions et instrumentalisations


Si la société a occulté durant vingt ans le traumatisme des Malouines, les gouvernants, eux, n'ont jamais oublié ces îles auxquelles les Argentins sont si passionnément attachés. En outre, ces derniers temps on a pu assister à une sorte de résurgence de la question, non seulement dans le champ culturel (cf. Iluminados por el fuego), mais aussi dans celui de la politique. Ainsi, les revendications sur les îles ont fait une réapparition remarquée dans les discours des dernières campagnes, présidentielle et sénatoriale, du Président Nestor Kirchner. Cela n'est guère étonnant quand on sait que pour près de 9 Argentins sur 10 les Malouines sont argentines et qu’une large majorité d'entre eux appuient les revendications visant à se les réapproprier. Kirchner qui a dernièrement inclus le thème de la souveraineté dans ses réclamations à l'ONU s'est refusé à engager le dialogue avec les kelpers (les habitants des Malouines, d'origine britannique) et a appuyé ses revendications en rapport avec la fréquence des vols reliant les îles au continent. Alors que l'idée de dénoncer Margaret Thatcher pour crimes de guerre devant la Cour internationale de justice est devenue une vulgate aussi bien dans les cercles politiques que dans l'ensemble de la société, le ministre des Affaires étrangères a fait valoir les droits argentins sur les Malouines devant l'Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2004. Dans le même ordre d'idées, le ministre de la Défense, José Pampuro a fait paraître le 29 juin 2005 une dépêche intitulée « Argentina estará en condiciones de recuperar Malvinas » soit « l'Argentine sera bientôt en mesure de récupérer les Malouines ». Il a évoqué les « énormes difficultés du Royaume Uni à soutenir l'Archipel » et déploré dans le même temps l'incorporation des îles comme territoire européen dans le projet de Constitution européenne, tout en réaffirmant son attachement à suivre la voie diplomatique. L'importance symbolique et politique des Malouines est en outre mise en valeur par l'importance donnée au 10 juin comme jour de l'affirmation des droits argentins en souvenir du 10 juin 1829 et de la création du commandement politique et militaire soit: « Comandancia Política y Militar de las Islas Malvinas y las adyacentes al Cabo de Hornos en el Mar Atlántico » par décret du gouverneur de la Province de Buenos Aires.


En d'autres termes, les Malouines ont retrouvé une place importante sur la scène publique, ce qui n'est pas rien au vu des troubles économiques et sociaux ayant secoué le pays ces dernières années. De plus en plus de voix s'élèvent, officielles ou non, privées ou publiques, pour parler des évènements des Malouines et de leurs conséquences, exposant ainsi au grand jour ce cadavre encombrant jusqu’ici dissimulé. Partant, il apparaît clair que le temps est venu pour bâtir une Histoire de la guerre des Malouines reposant sur les critères d'analyse de la science historique, au premier rang desquels on distingue la recherche de l'objectivité et de l'honnêteté intellectuelle.




• La mémoire de la guerre des Malouines: un défi pour les historiens


La question de la mémoire, au sens historique du terme, de la guerre des Malouines a investi la scène publique avec la parution, à Londres, en juillet 2005, de l'ouvrage de l'Anglais Sir Lawrence Freedman intitulé The official history of the Falklands campaign. L'ouvrage a suscité de vives réactions en Argentine car il présente et analyse les évènements de 1982 du point de vue britannique, en faisant presque uniquement appel à des sources britanniques et en étant placé sous la surveillance du Foreign Office, lequel a d'ailleurs passé l'ouvrage au peigne fin avant d'autoriser sa parution. La réaction des milieux intellectuels argentins s'est exprimée vigoureusement par voie de presse. Citons deux articles, La verdad sobre Malvinas, paru dans le quotidien La Capital le 27 juillet 2005 et Malvinas: La fuerza del derecho, paru la veille dans Clarin. Le premier est l’œuvre de Héctor Gustavo Pugliese, colonel de la Nation et vétéran de guerre; le second de Marcelo Kohen, professeur de Droit international à l'Institut des Hautes Etudes Internationales de Genève. Si Marcelo Kohen base sa critique sur le droit international, Héctor Gustavo Pugliese participe à l'ouverture d'un nouveau débat, celui de la vérité historique. Cinq points font l'objet de discussions: le traitement des prisonniers de guerre, la destruction du croiseur Général Belgrano, la coopération du Chili avec les forces britanniques, la supposée neutralité des Etats-Unis et enfin, la question des ogives nucléaires embarquées à bord des sous-marins britanniques qui sont intervenus dans l'archipel. Pour ce qui concerne le traitement des prisonniers de guerre argentins, on ne sait pas si les dispositions de la convention de Genève ont réellement été respectées: un certain nombre de vétérans affirment dans leurs témoignages avoir vu des camarades se faire assassiner après avoir rendu les armes. La destruction du croiseur Général Belgrano hors de la zone d'exclusion dressée par les Britanniques et alors qu'il se dirigeait vers le continent soulève également des questions. Sir Lawrence Freedman y voit une erreur. Héctor Gustavo Pugliese souligne que l'itinéraire du bâtiment était connu des services d'intelligence britanniques et par extension du Premier ministre Mme Thatcher et de son cabinet de guerre. Quant au soutien chilien aux opérations militaires britanniques, il est abordé dans The official history of the Falklands campaign mais on ignore encore son intensité et les moyens mis à disposition de la Couronne. Des suspicions ont vu le jour à propos de la tentative avortée des 55 membres de la force britannique spéciale SAS de détruire les Super Etendards argentins stationnés dans la base aérienne de Rio Grande. Pour ce qui concerne les armes nucléaires embarquées au sein des sous-marins britanniques affrétés dans la péninsule, l'auteur confirme bien leur existence mais il l'explique par l'absence de temps pour faire débarquer les charges nucléaires des bâtiments se trouvant en mission près de Gibraltar. Aussi, il nie que l'état major britannique ait songé à employé la force nucléaire contre l' « envahisseur » argentin. Le doute est néanmoins permis: à titre d'exemple, le psychanalyste personnel du Président français de l'époque, François Mitterrand, Ali Magoudi, raconte les inquiétudes du chef de l'Etat à ce propos. La supposée neutralité états-unienne, elle, ne fait pas réellement débat, chacun sait que Washington a privilégié l'alliance atlantique à celle de l'OEA.
Pour résumer, l'ouvrage de Sir Lawrence Freedman a provoqué une vive indignation de l'autre côté de l'Atlantique. Il y a un refus très net d'accepter la version « officielle » des Britanniques, un refus d'accepter qu'encore une fois l'histoire soit écrite par les vainqueurs. Cela a conduit le gouvernement Kirchner à intervenir directement sur la scène publique et à commander une étude de l'ouvrage en question en insistant sur la partialité des sources et en affirmant être prêt, le cas échéant, à déclencher une action juridique et diplomatique. Cependant, il n'y a, d'une part, aucun travail d'envergure à opposer à la version britannique. D'autre part, les tensions récemment soulevées par les déclarations d'un chef d'Etat major chilien, confirmant l'aide apportée par son pays aux forces britanniques, demandent une intervention immédiate non pas de la puissance publique mais des chercheurs en sciences sociales et tout particulièrement des historiens qui, 23 ans après les faits, bénéficient désormais de la distance nécessaire à la constitution d'un éclairage « scientifique » qui fasse fi des passions partisanes et dévoile les persistantes zones d'ombres qui caractérisent encore l'évènement le plus marquant du deuxième vingtième siècle argentin. Il y a un point en particulier qui mériterait toute l'attention des historiens; c'est le bouleversement fondamental des représentations des forces armées et en particulier des jeunes conscrits entre la période de la guerre elle-même et celle de l'après-guerre. D'un statut de héros et de dépositaires des espoirs nationaux durant le conflit, les jeunes soldats se sont transformés en victimes de leur propre inexpérience et de l'incompétence de leurs supérieurs dès juin 1982 voire en « enfants de la dictature ». Comment une société peut-elle porter aux nues, sacrifier puis réhabiliter ceux qui se sont battu pour elle ? Voilà toute la question de l'après Malouines.


Ce que l'on peut dire pour finir cette étude c'est d'abord que la mémoire des Malouines est encore mouvante et chaque événement politique ou culturel participe de sa constitution. Elle représente un enjeu capital pour la société argentine car elle engage la solidarité d'une société envers ceux qui se sont sacrifiés en son nom et pour faire vivre l'un des mythes fondateurs de la nation. Aujourd'hui encore l'exclamation « Malvinas volveremos » reste fortement investie de sens. Plus de vingt ans après les faits le chercheur en sciences sociales et a fortiori l'historien a un rôle crucial à jouer. Faire l'histoire des Malouines et de l'après Malouines cela signifie comprendre ou du moins tenter de comprendre ce qui a motivé cette expérience et ses conséquences souvent dramatiques. Pourquoi a-t-on envoyé la jeunesse argentine vers une défaite certaine? Pourquoi n'a-t-on pas su donner aux vétérans la place qu'exigeait leur sacrifice? Enfin et surtout, une question essentielle pour saisir l'histoire chaotique de l'Argentine, comment l'épisode des Malouines se pose comme l'expression paradigmatique du mythe fondateur de la « Grande Argentine »? Fournir des réponses satisfaisantes à ces interrogations est évidemment indispensable pour reconstruire à terme une nation démocratique et pacifiée.

samedi 11 novembre 2006

Spinoza: corps et politique



Dans la pensée de Spinoza telle qu’elle est développée dans son Ethique, l’individu est immédiatement socialisé (le problème de l’origine du lien social et du contrat ne s’y pose donc pas). Car il est immédiatement affecté par un grand nombre d’autres individus. Il se définit donc comme un corps affecté par d’autres corps, mais aussi, du point de vue de la Raison, comme un mode de deux attributs (la pensée et l’étendue) de la Substance infinie. La pensée de la Totalité n’est donc pas, chez Spinoza, la pensée d’un accomplissement téléologique, mais plutôt celle des actions et passions des individus les uns par rapport aux autres. C’est pourquoi elle nous permet de nous interroger sur le rapport de l’individu à la collectivité et à l’Etat sans envisager celui-ci de manière transcendante.
Afin de comprendre le rapport des individus à l’action publique, il nous faut envisager successivement trois aspects de l’existence individuelle : le rapport à autrui, le rapport à l’Etat, enfin le lien entre participation politique et action publique.

Le rapport à autrui
Le rapport d’un individu aux autres corps se fait par affections. Le corps affecté pâtit de l’action d’un corps qui l’affecte. La passion est une pure négation, car elle est ignorance de la cause de l’affection. A l’inverse, la Raison permet d’agir positivement sur les corps, puisqu’elle est connaissance des causes prochaines. On peut lire ainsi dans la démonstration de la proposition XXXV de la Quatrième partie : « on dit que les hommes agissent dans la seule mesure où ils vivent sous la conduite de la raison ; et par conséquent, tout ce qui suit de la nature humaine, comme sa cause prochaine ». Car les hommes saisissent alors ce rapport à travers la nécessité : « ce que les hommes jugent bon ou mauvais selon la raison est nécessairement bon ou mauvais ».
La différence entre passion et action, entre rapport négatif et rapport positif à autrui et au monde, tient donc à la manière dont est envisagé ce rapport. Car, comme nous le verrons plus loin, la Raison permet de découvrir la puissance de Dieu (c’est-à-dire de la Substance) comme étant sienne (la puissance de Dieu n’étant que celle de tous les individus conjuguée).
Puisque le rapport à autrui est pensé selon la puissance, le droit, selon Spinoza, se confond à la puissance (on a le droit de faire ce que l’on peut faire). Ainsi Spinoza écrit-il dans le Traité des Autorités Théologique et Politique (TTP), au chapitre XVI : «Le droit de la nature s’étend jusqu’aux bornes de la puissance ; or la puissance de la nature est la puissance même de Dieu : l’Etre sans exception. Mais la puissance globale de la nature entière n’étant rien de plus que la puissance conjuguée de tous les types naturels, il s’ensuit que chaque type naturel a un droit souverain sur tout ce qui est en son pouvoir ; autrement dit, le droit de chacun s’étend jusqu’aux bornes de la puissance limitée dont il dispose ». Le problème de la légalité du pouvoir est résorbé par celui de la puissance réelle. Le problème du contrat est devancé par celui de l’action au sein de la sphère publique.
Cette conception du rapport à autrui à travers la puissance est liée au fait que chaque individu tend naturellement, par sa puissance, à persévérer dans son être : afin de persévérer dans son être, chaque individu a recours à tout ce qui est en sa puissance.
Ainsi la Cité, lieu de la vie commune, doit-elle composer avec les passions et les actions des individus. La rapport politique lui-même est un rapport de puissances, duquel des sentiments comme l’espoir et la crainte ne sont pas exclus.


Les passions dans la Cité
Pourtant, si la philosophie spinoziste nous indique que le problème de la puissance résorbe le problème du droit dans les rapports sociaux, Spinoza évoque bel et bien, dans le TTP, chapitre XVI, l’existence d’un pacte. Or ce pacte n’est pas ce qui permet de penser, comme chez d’autres auteurs, l’entrée en société des individus, puisque l’individu est immédiatement affecté et que sa socialisation, précédant la question de la souveraineté politique, ne constitue pas un problème théorique. Il permet plutôt de comprendre le transfert de puissance de l’individu vers la collectivité : « chaque individu transfère la puissance totale de son être dont il jouit à cette société ; ainsi, elle seule détiendra le droit naturel souverain en tous domaines, c’est-à-dire la souveraine autorité à laquelle tout homme se verra dans l’obligation d’obéir, soit du fait de son libre choix, soit par crainte du châtiment suprême ». Ce pacte, qui n’est pas social mais politique, est donc accompli par chacun dans la perspective d’un plus grand bien, conforme à la volonté de chacun de persévérer dans son être : « le droit, écrit Spinoza, dont chaque individu jouissait sur tout ce qui l’entourait, est devenu collectif ».
Mais dans la mesure où ce transfert de puissance découle de la tendance naturelle de chacun à persévérer dans son être, il ne peut pas constituer une véritable aliénation ni un transfert complet : « aucun individu, en effet, écrit Spinoza au chapitre XVII, ne pourra jamais transférer sa puissance – ni son droit, par conséquent – au point de cesser d’être un homme. Et jamais une souveraine puissance n’aura le pouvoir d’exécuter rigoureusement tout ce qu’elle souhaiterait. Par exemple, celle-ci n’aurait aucune chance d’être obéie, si elle ordonnait à un sujet de détester son bienfaiteur, d’aimer l’auteur de sa souffrance, d’écouter sans être offensé des injures, de ne pas chercher à se délivrer de la crainte, et ainsi de suite ; car les hommes, du seul fait des lois de leur nature, ressentent des tendances opposées à celles-là » (la notion de tendance évoquée ici est l’appetitus, ou désir naturel). Malgré l’usage de l’espoir ou de la crainte par le pouvoir politique, la puissance de la Cité ne cesse donc d’être celle de ses membres. C’est la connaissance de ce principe, acquise par la Raison, qui distingue l’obéissance par crainte du châtiment du libre choix du citoyen.
Toutefois, ce dernier point ne diminue en rien l’importance ni la puissance de l’Etat, et c’est justement l’intérêt de la pensée de Spinoza que de concilier les puissances individuelles et l’importance du pouvoir étatique : « si l’on veut saisir jusqu’où s’étendent le droit et la puissance d’un Etat politique, il faut bien remarquer que cette puissance ne se limite pas à l’exercice d’une contrainte redoutée des hommes ; elle embrasse tous les moyens grâce auxquels s’obtient l’obéissance à ses ordres. Ce n’est pas le motif de son obéissance, mais l’obéissance seule, qui caractérise la situation du sujet. Quel que soit, en effet, le motif pour lequel un homme se résout à exécuter les ordres de la souveraine Puissance – crainte du châtiment, espoir d’une récompense, amour de la Patrie, ou autre sentiment quelconque – sa résolution a beau avoir été toute personnelle, il n’en agit pas moins sous l’autorité de la souveraine Puissance ».

La participation politique selon Spinoza
La béatitude est la manière d’être qui permet, dans la pensée spinoziste, d’accéder au commun. Car elle consiste d’abord en la connaissance de Dieu (Substance unique), autrement dit du bien commun (en tant que les hommes sont de même nature). Une formulation de la béatitude est donnée dans une note du chapitre XVI du TTP : « tant que nous ignorons en quoi consiste la volonté de Dieu, mais sommes certains pourtant que tout arrive en vertu de sa seule puissance nous avons besoin d’une révélation pour savoir si Dieu veut que nous l’entourions d’honneurs comme un prince. Toutefois, les lois divines , nous l’avons montré, ne nous paraissent des lois ou des institutions extrinsèques, qu’autant que nous en ignorons la cause interne. Sitôt cette cause connue, elle cesse d’être des lois et nous les saisissons comme des vérités éternelles. En d’autres termes, l’obéissance fait place à l’amour – aussi indissolublement lié à la connaissance vraie que la lumière au soleil. Guidés par la raison nous ne pouvons désormais qu’aimer Dieu, nous ne saurions plus lui obéir ».
A travers la raison, l’homme se découvre lui-même comme un mode de deux attributs de la Substance : la Pensée et l’Etendue. Il découvre donc les lois de Dieu (du tout) comme étant les siennes et comme étant celle du commun des hommes. Ces lois cessent alors de lui paraître comme des règles extrinsèques pour lui apparaître comme des vérités, comme la vérité dans le commun (puisque selon la deuxième partie de l’Ethique l’homme est capable de connaître adéquatement les choses par la raison selon le nombre de propriétés communes que son corps possède avec les autres corps – ce à quoi précisément Negri fait référence dans la philosophie spinoziste). Si l’obéissance fait alors place à l’amour, c’est que l’homme découvre ces lois comme étant sa propre identité commune. L’amour est donc aussi liberté.
Mais quelle est alors précisément la place de l’action politique de l’individu au sein du commun ? Consiste-t-elle en la simple obéissance à l’autorité comme connaissance de la nécessité de celle-ci ? Elle consiste plutôt, à vrai dire, en un libre usage de la raison qui, étant le bien commun, ne peut que faire émerger l’intérêt commun, et ne peut que coïncider avec la politique d’un Etat visant cet intérêt. La liberté d’usage de la raison est au cœur de la problématique abordée dans le TTP, et la raison même de son écriture. La libre action de l’individu au sein du commun acquiert une importance fondamentale ; la participation politique apparaît dans toute sa liberté comme fait social inséparable de l’action publique commune, c’est-à-dire de l’action de l’Etat.


L’importance accordée à l’Etat au sein de la participation politique dans la philosophie de Spinoza est certes justifiée de manière logique, avec le recours à des arguments rationnels. Mais contrairement à Dieu, qui est un être intemporel, l’Etat, dans la pensée spinoziste, est un produit historique né de la nécessité de répondre au danger des passions individuelles, nuisibles pour l’intérêt commun. Le problème philosophique abordé par Spinoza n’est pas celui de la justification de l’existence de l’Etat d’après les principes de la Raison mais plutôt celui de l’ explication de la liberté et de la puissance humaines dans une société régie par l’Etat (le problème philosophique de la liberté de culte et de pensée est ainsi au cœur de la problématique posée par le TTP).
Mais puisque l’Etat apparaît comme un produit historique et non comme un produit de la raison, on ne saurait se prévaloir de la nécessité pour comprendre de bout en bout la structuration des forces politiques autour de l’Etat dans une société donnée. Car une telle compréhension requiert une généalogie historique de l’Etat moderne – et de l’Etat moderne tel qu’il fut mis en place de manière spécifique au Brésil – sans laquelle on pourrait soutenir que la puissance de l’action politique peut toujours ignorer l’Etat, sans laquelle on ne pourrait comprendre la place centrale qu’occupent l’Etat et les politiques publiques au sein des forces politiques.
C’est la situation politique des pays Européens – notamment celle des pays flamands et ibériques – au XVI siècle qui mène Spinoza a penser la puissance politique de l’individu par rapport à un Etat centralisateur. Car un tel Etat, qui est l’Etat moderne, naît à cette époque avec la mise en place d’une raison d’Etat et représente une situation tout à fait particulière d’organisation politique. Il est, à l’origine, un projet de domination des forces politiques dispersées représentées par la noblesse féodale. Il est une entreprise centralisatrice qui vise le contrôle des instances politiques à tous les échelons de la société, et jusque dans les municipalités, où l’écusson royal doit s’imposer. C’est parce que nous héritons d’une telle conception de l’organisation politique que nous ne pouvons ignorer l’importance des institutions étatiques dans l’étude de la participation politique.

Biopolitique (Negri, Foucault)


Chez Antonio Negri, la critique du contractualisme politique, attaché à une conception transcendante du pouvoir, conduit à une dénonciation des catégories unifiées d’ « Etat » et de « société civile ». Ces catégories transcendantes sont dénoncées comme les fétiches d’une tentation totalisante de la pensée. Il sont le résultat d’une volonté ordonnatrice et unificatrice de la raison, et ils ne possèdent aucun degré de réalité. A ces catégories transcendantes, Negri oppose l’activité de résistance et d’innovation accomplie par la multitude, qui est la réalité plurielle et matérielle des corps dans le monde. Cette activité de résistance et d’innovation consiste en une production de subjectivité par les corps au sein du commun (dont le lieu propre, dans notre ère post-industrielle, est le langage). Cette production de subjectivité dans le commun (dont l’idée est issue d’une lecture originale d’une proposition de l’Ethique de Spinoza, « ce que peut un corps ») se fait de manière innovante sur le « bord du temps » (kairós) et se présente comme pure ouverture face à la volonté d’enfermement de la pensée transcendante, qui veut à tout prix imposer des principes d’ordre.
Le concept abstrait de Volonté Générale, issu de la philosophie politique contractualiste, est ainsi remplacé par celui d’Alma Venus (référence que fait Negri à Lucrèce), qui est la manifestation de la liberté des corps (référence faite au clinamen) par la production commune de subjectivité.
A la question qui tente de cerner la réalité du pouvoir politique, Negri répond donc par la notion hautement démocratique (c’est-à-dire qui donne à la démocratie un sens maximal, comprenant toute activité de transformation du réel par les corps) de biopolitique, qui signifie l’activité plurielle des corps au sein du commun. L’exode, les mouvements migratoires sont l’illustration même de cette notion, car ils représentent une capacité notoire de résistance de la multitude.
C’est le pauvre qui, selon Negri, par sa nudité, sa place assignée sur le bord du temps, est au cœur du biopolitique, de l’activité innovante des corps au sein de kairos. Car il est l’exclu par excellence, c’est-à-dire celui qui ne peut participer à aucun ordre.
La pensée de Negri met donc en avant, contre les catégories abstraites du pouvoir politique, la participation politique au sens le plus fort et le plus large, celui qui comprend indistinctement toutes les activités sociales mises en commun par le langage, et qui se comprend comme le lieu propre du politique, du seul pouvoir politique qui soit réellement et actuellement. C’est sur cette idée (et non sur le recours à un fondement constitutionnel) que les bases d’une participation démocratique au pouvoir peuvent être posées.
Mais si la notion de biopolitique, telle qu’elle est posée par le matérialisme pluraliste de Negri, permet de déterminer l’existence d’un pouvoir démocratique fondamental, elle laisse entière la question de la gouvernance, qui est celle de l’intégration de la structure multiple de la société dans un projet public. Certes, une étude des réformes démocratiques doit prendre en compte les « réseaux de solidarité pauvres-pauvres », pour parler comme le géographe Milton Santos, qui déplorait (dans Territorio e Sociedade) le manque de travaux académiques qui s’intéressaient à ces réseaux. Mais le pouvoir démocratique ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la gouvernance, sur la manière du gouvernement de prendre en considération les activités sociales, ainsi que sur la manière dont celles-ci sont prises en considération par des pouvoirs constitués..
Pour penser la participation politique, il faut donc aborder le problème des rapports possibles entre la puissance démocratique de la multitude et la réalité du gouvernement. Il nous faut penser la place des institutions publiques au sein des organisations sociales, comme celle de l’action sociale au sein de l’action publique. Il nous faut arriver à poser en dehors de la pensée contractualiste le problème du rapport entre participation politique et la souveraineté.
Penser le rapport de l’activité sociale à la gouvernance, ce n’est pas réfléchir sur l’entrecroisement des actions de deux entités distinctes, mais plutôt sur la capacité d’information réciproque du gouvernement et de la société civile, voire sur la constitution de ces catégories l’une par l’autre.
Nous réfléchissons sur la possibilité d’une articulation entre participation politique et politiques publiques, et nous venons de souligner l’importance du fait étatique dans le fait politique. Mais il reste à interroger ce que contiennent précisément ces catégories de la théorie politique, à penser la réalité de l’Etat et la société. Car s’il s’agit là, comme le rappelle Negri, de produits de la pensée ordonnatrice, ces produits n’ont pas moins des effets politiques réels, ne s’inscrivent pas moins dans une pratique raisonnée du pouvoir. Il nous faut donc comprendre les processus de construction des ces catégories au sein de la pratique politique, pratique qui constitue au sein de son action réfléchie ses propres objets théoriques, et qui informe ainsi la réalité politique et sociale selon ses principes d’organisation théorisés. Il s’agit en somme de s’interroger sur la Naissance du Biopolitique (titre donné de manière posthume aux cours professés par Michel Foucault au Collège de France en 1978 et 1979, et que nous pouvons lire en étudiant les accointances et les différences par rapport à l’idée de biopolitique défendue par Negri).
La question de l’Etat, chez Foucault, est posée à partir de l’observation des pratiques de gouvernance, et non pas à partir d’un modèle politique théorique conçu formellement. L’Etat n’est pas un concept théorique unifié, une matrice de pouvoir produite par la raison abstraite (comme dans la pensée du formalisme transcendantal), mais plutôt un ensemble de fonctionnements institutionnels : « L’Etat, écrit Foucault, n’a pas d’essence. L’Etat ce n’est pas un universel, l’Etat ce n’est pas en lui-même une source autonome de pouvoir. L’Etat, ce n’est rien d’autre que l’effet, le profil, la découpe mobile d’une perpétuelle étatisation, ou de perpétuelles étatisations, de transactions incessantes qui modifient, qui déplacent, qui bouleversent, qui font glisser insidieusement, peu importe, les sources de financement, les modalités d’investissement, les centres de décision, les formes et les types de contrôle, les rapports entre pouvoirs locaux, autorité centrale, etc. Bref, l’Etat n’a pas d’entrailles, on le sait bien, non pas simplement en ceci qu’il n’aurait pas de sentiments, ni bons ni mauvais, mais il n’a pas d’entrailles en ce sens qu’il n’a pas d’intérieur. L’Etat, ce n’est rien d’autre que l’effet mobile d’un régime de gouvernementalités multiples ». Il s’agit donc de penser un Etat pluriel et dynamique, fruit du rapport vivant entre différentes instances de décision, mais qui n’est pas moins un objet cohérent pour la pensée (ne serait-ce que parce qu’il peut être nommé). Cet Etat est saisi comme un objet théorique produit par un « régime de gouvernementalités », c’est-à-dire par une pratique réfléchie, rationalisée du pouvoir. Cette pratique rationnelle du pouvoir qui donne à l’Etat moderne sa naissance, c’est ce qu’on appelle précisément la Raison. Toutefois, cette Raison d’Etat subit des transformations fondamentales au cours du deuxième XX siècle, avec la mise en place d’une logique de gouvernement néolibérale. Il s’agit de la mise en place d’un principe de limitation du gouvernement qui ne lui est plus extrinsèque (comme c’était le cas des droit de l’individu développés au XVII siècle contre la Raison d’Etat), mais intrinsèque ; un principe de limitation placé au sein même des objectifs du gouvernement. C’est là précisément ce que Foucault appelle l’économie politique, à savoir la réflexion générale (au sein de la pratique gouvernementale) sur l’organisation, la distribution et la limitation des pouvoirs dans une société.
Dans un tel contexte, le gouvernement libéral, entendu au sens moderne (celui du deuxième XX siècle), n’est pas une forme de moindre Etat pour plus de liberté, mais plutôt de moindre Etat comme manière spécifique pour l’Etat d’organiser la société et de s’organiser lui-même par rapport à cette société : « Quand je dis « libéral », écrit Foucault, je ne vise pas une forme de gouvernementalité qui laisserait plus de cases blanches à la liberté. Je veux dire autre chose. Si j’emploie le mot « libéral », c’est d’abord parce que cette pratique gouvernementale qui est en train de se mettre en place ne se contente pas de respecter telle ou telle liberté, de garantir telle ou telle liberté. Plus profondément, elle est consommatrice de liberté. Elle est consommatrice de liberté dans la mesure où elle ne peut fonctionner que dans la mesure où il y a effectivement un certain nombre de libertés : liberté du marché, liberté du vendeur et de l’acheteur, libre exercice du droit de propriété. Liberté de discussion, éventuellement liberté d’expression, etc. ». Il s’agit donc d’une logique de gouvernement qui se développe en utilisant un certain nombre de règles sociales, en épousant leur forme, et qui contribue en retour à développer la société selon ces mêmes règles. C’est là ce qui caractérise les nouvelles théories utopiques de certains penseurs politiques (alors que la notion même d’utopie disparaît dans une pensée de l’action sociale plurielle telle qu’elle est développée par Negri), théories connues dans leur ensemble sous l’appellation ordolibérale. Ces utopies voient dans l’économie de marché non pas un principe de limitation de l’Etat, mais plutôt un principe de régulation interne de l’Etat, un principe qui informe toute son existence et son action : « Il ne s’agit pas simplement de laisser l’économie libre. Il s’agit de savoir jusqu’où vont pouvoir s’étendre les pouvoirs d’information politiques et sociaux de l’économie de marché ». La modification fondamentale engendrée par ce mode de réflexion, c’est que le gouvernement n’est plus destiné à corriger les effets négatifs du marché sur la société, à constituer un contrepoint au marché, mais plutôt à intervenir au sein de la société afin de permettre au marché de jouer pleinement son rôle régulateur. Il ne s’agit donc pas, selon Foucault, d’un gouvernement économique, mais d’un gouvernement de société, d’un gouvernement qui demande à l’économie de marché d’informer de bout en bout la société et qui agit sur cette société en vue de permettre la réalisation de cet objectif. Il s’agit d’une utopie sociale qui a pour fondement une éthique sociale de l’entreprise, c’est-à-dire qui envisage l’entreprise comme modèle de base de la société, ou qui envisage une société dans laquelle les unités de base auraient la forme de l’entreprise.
Une telle réflexion au sein de la pratique politique ne peut être produite que dans le cadre d’une transformation fondamentale de la compréhension de l’exercice du pouvoir politique, transformation qui est caractérisée par la substitution du domaine juridique par le domaine de l’efficacité de l’action politique : « Ce n’est plus l’abus de souveraineté que l’on va objecter, écrit Foucault, c’est l’excès de gouvernement ». Ce n’est plus une conception juridique de la liberté individuelle, selon laquelle chaque individu choisit d’échanger une partie de sa liberté originelle contre l’exercice de certains droits fondamentaux (comme dans les théories du contrat social), c’est la poursuite efficace des intérêts individuels dans une société informée de manière optimale pour permettre la poursuite de ses intérêts.
Cette pensée de la politique comme gouvernance, cette réflexion sur le gouvernement comme pouvoir d’action sociale a pour effet de modifier la notion de biopolitique par rapport à la première définition que nous en avions donné au début de notre étude. Selon Foucault, la notion de biopolitique signifie moins l’activité libre et plurielle des populations qu’une technologie de gouvernement qui est en dernière instance une politique visant les populations. Non pas qu’il s’agisse de substituer à l’action sociale développée librement par les populations (ou par la multitude, pour reprendre le vocabulaire de Negri) une détermination pure et simple des formes d’existence sociale par l’Etat. Il s’agit plutôt de réfléchir sur le lien entre, d’une part, les conséquences, les effets de répercussion sociale d’une activité individuelle ou collective et, d’autre part, un certain projet de société développé au sein des institutions. Pour éclaircir ce point, reprenons l’exemple (évoqué précédemment) des migrations, et observons la manière dont est appréhendée la migration dans le cadre social néolibéral qui place à la base de la société l’individu-entreprise [homo oeconomicus qui devient alors « gouvernementalisable »]. Dans ce contexte théorique, le migrateur est vu comme un investisseur, comme quelqu’un qui choisit de faire face à un certain nombre de coûts pour obtenir une certaine amélioration de ses conditions d’existence et de ses revenus, un certain bénéfice dans le résultat global de sa démarche. La notion d’investissement remplace donc dans ce cadre théorique les notions d’innovation et de résistance développées par Negri.
Toutefois, il nous apparaît que ces notions d’innovation et de résistance conservent une importance fondamentale pour penser l’action sociale et ne peuvent facilement être évincées, puisque si l’action individuelle acquiert une signification particulière dans le cadre d’un projet étatique, ce n’est pas moins en elle que réside la puissance dynamique fondamentale de la société, c’est-à-dire le pouvoir de la société d’informer, à son tour, le gouvernement. L’action libre de résistance et d’innovation des corps, telle que l’étudie Negri, possède ainsi une capacité d’information des institutions publiques, qui influent à leur tour sur la signification et la portée de l’action individuelle ou collective. D’où l’intérêt de distinguer, la participation politique institutionnelle de l’activité purement résistante ou de pure transformation de la réalité sociale, sans que toutefois il s’agisse d’une distinction de nature ou d’origine, mais plutôt d’une variabilité dans le degré d’intégration institutionnelle.

Mais s’il est possible de retrouver une certaine cohérence théorique entre logique gouvernementale et participation politique, entre action de l’Etat et action de la collectivité, entre la logique du biopolitique exposée par Foucault et la puissance du biopolitique défendue par Negri, la réflexion sur l’action sociale dans le cadre d’un projet étatique nous amène à reconsidérer entièrement le contenu et l’existence de notions telles que l’Etat ou la société. Ni formes pérennes de la raison, ni résidu de la pensée transcendante dans la vie politique, ces notions sont plutôt constituées dans le cadre d’une rationalisation de l’exercice du pouvoir. Michel Foucault nous rappelle que ce n’est pas seulement l’étatisation de la politique qui prend place progressivement dans l’histoire, mais la notion même d’Etat, ainsi que la notion de société civile, que l’Etat se donne pour objet politique. Ces notions naissent donc à la suite d’une série de pratiques gouvernementales qui conduisent à l’étatisation de la politique. Au cœur du problème pratique de la participation politique, Foucault place le problème méthodologique de la constitution des catégories politiques. Il propose ainsi de « laisser de côté comme objet premier, primitif, tout donné, un certain nombre de ces notions comme, par exemple, le souverain, la souveraineté, le peuple, les sujets, l’Etat, la société civile : tous ces universaux que l’analyse sociologique, aussi bien que l’analyse historique et l’ analyse de la philosophie politique, utilise pour rendre compte effectivement de la pratique gouvernementale ». Il préfère, à l’inverse, « partir de cette pratique telle qu’elle se donne, mais telle en même temps qu’elle se réfléchit et se rationalise pour voir à partir de là comment peuvent effectivement se constituer un certain nombre de choses, sur le statut desquelles il faudra bien sûr s’interroger, et qui sont l’Etat et la société, le souverain et les sujets, etc ». Ainsi, la notion de « société civile », que Negri dénonce au même titre que celle d’ « Etat » comme le produit de la raison transcendante, apparaît aux yeux de Foucault comme un concept de technologie gouvernementale. Non pas que les deux points de vue, celui de Foucault et celui de Negri, soient absolument opposés ; mais en considérant les concepts rationnels comme des objets corrélatifs de la pratique gouvernementale, et non pas comme de pures illusions transcendantes donnant lieu à des réactions politiques, Foucault souligne leur réalité pratique dans l’histoire et par là même leur pertinence en tant qu’objets d’analyse (à condition, bien entendu, d’entreprendre leur critique généalogique). Si l’Etat et la société civile sont d’abord des produits de la pensée, ils sont le produit d’une pensée pratique, en liaison avec le pouvoir politique, et qui produit des effets bien réels.
La notion de société civile apparaît donc comme le fruit de cette évolution de l’art de gouverner qui n’aurait plus pour matrice le droit constitutionnel mais plutôt des sujets économiques : « Il s’agit maintenant, écrit Foucault, de régler le gouvernement non pas sur la rationalité de l’individu souverain qui peut dire « moi, l’Etat », mais sur la rationalité de ceux qui sont gouvernés, ceux qui sont gouvernés en tant que sujets économiques et, d’une façon plus générale, en tant que sujets d’intérêt, intérêt au sens le plus général du terme, sur la rationalité de ces individus en tant que, pour satisfaire ces intérêts au sens général du terme, ils utilisent un certain nombre de moyens et les utilisent comme ils le veulent ».
Il nous apparaît ainsi que la gouvernance n’est pas ce qui a vocation historique à supplanter l’activité sociale, mais plutôt ce qui doit faire advenir un projet politique cohérent centré sur la société civile, projet qui peut être motivé par une série d’activités des populations concernées, mais sans lequel ses activités n’ atteindraient pas la mesure complète de leur signification et de leur effets politiques.
C’est pourquoi une réflexion sur la participation politique doit être, en plus d’une réflexion sur l’activité en général, une réflexion sur l’action publique gouvernementale. D’où l’importance d’une interrogation sur la possibilité et le sens de réformes gouvernementales qui sont à la fois des produits de l’activité résistante et innovante des populations et des fondements pour l’avènement d’une participation politique institutionnalisée.

L'espace public (Habermas)


Dans l’Espace Public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962), Jürgen Habermas analyse la constitution historique d’un espace de discussion régi par le principe de publicité, par opposition à la logique de fonctionnement de l’autorité publique, dominée par le secret d’Etat. L’espace public est donc caractérisé par la présence de « personnes privées faisant un usage public de leur raison ». Il trouve son origine au XVIIIe siècle, dans le surgissement des cercles bourgeois dans les villes d’Allemagne, d’Angleterre et de France – salons, cafés – et le développement des moyens de communication – presse. L’opinion publique devient ainsi plus qu’un moyen de contrecarrer l’arbitraire du pouvoir d’Etat, une véritable source normative de la politique. Cependant, l’espace public trouve son déclin avec la défaite de la raison critique (telle qu’elle avait été conçue par Emmanuel Kant, qui précisait sa portée politique dans Qu’est-ce que Les Lumières ?, 1798) et l’avènement d’une publicité régie par la manipulation.

La notion d’Espace public développée par Habermas est l’ héritière directe d’une certaine philosophie allemande : elle reprend le concept kantien de raison critique, le dualisme hégélien qui distingue pour la première fois, dans l’histoire de la philosophie, l’Etat et la société bourgeoise (ou ce qu’on appelle aujourd’hui la société civile), enfin le principe marxiste de l’analyse historique. Néanmoins, elle possède l’originalité de penser une raison issue de la discussion collective. En cela, elle se distingue de la raison analytique défendue par les penseurs d’inspiration néo-kantienne, pour qui les principes rationnels qui président à l’organisation politique d’une société ne sont pas issus des échanges sociaux par la discussion mais plutôt d’un esprit dégagé de toute contingence sociale (à l’exemple du procédé de John Rawls consistant à établir un voile d’ignorance pour édicter les principes de justice). Ainsi, Habermas donne à la discussion et à l’échange communicationnel un rôle central dans le mode d’organisation politique d’une société, proposant une pensée inclusive de l’action politique. En effet, l’initiative politique ne trouve alors plus son principe dans la volonté rationnelle et isolée du législateur mais plutôt dans l’univers social lui-même, par le biais des échanges entre les divers acteurs sociaux, c’est-à-dire dans l’agir communicationnel.
L’espace public selon Habermas s’oppose ainsi aux théories dites libérales de l’opinion publique, dont l’un des principaux héritiers est Bernard Manin. Dans le concept de «démocratie du public », tel qu’il le développe dans ses Principes du Gouvernement Représentatif (1995), Manin souligne la passivité des citoyens vis-à-vis de l’initiative politique des représentants : en répondant aux sondages d’opinion ou en assistant aux débats médiatisés, le peuple se contente de répondre à des questions posées par ses représentants ou d’adhérer à la lecture que ceux-ci proposent de la société. Pour Habermas, bien au contraire, c’est l’action communicationnelle des acteurs sociaux qui constitue une instance normative pour les représentants, en tant que source des questions politiques posées et même de certaines solutions à ces questions. « Public » (Manin) et « publicité » (Habermas) s’opposent donc dans deux visions divergentes du pouvoir communicationnel au sein des régimes démocratiques.

Or le concept d’espace public ne fait pas moins l’objet de nombreuses critiques, y compris celle d’élitisme : l’espace public issu des cercles bourgeois reste fondamentalement bourgeois ! Il considère la masse comme étant sous la domination de la publicité manipulatrice et ne prend pas assez en compte son pouvoir de résistance critique et de rénovation des principes politiques. A la notion bourgeoise d’espace public, véhiculée dans le discours actuel sous le nom de « société civile organisée », le philosophe italien Antonio Negri oppose ainsi la notion à la fois inclusive et plurielle de Multitude. Selon Negri, la multitude est l’ensemble des corps qui, construisant le commun au sein du langage, parviennent, dans notre société post-moderne, à résister aux mots d’ordres de la raison transcendantale, incarnée dans l’Etat. A la source de ce pouvoir de résistance et d’innovation, il y a non pas le bourgeois, mais le pauvre, qui est l’exclu par excellence, celui qui ne figure dans aucun ordre.
D’autres auteurs ont pu également critiquer l’élitisme du rapport entre politique et théorie communicationnelle selon Habermas, y compris d’un point de vue historique : dans Dire et Mal Dire (1992), l’historienne française Arlette Farge souligne ainsi le rôle de la masse dans l’action communicationnelle à caractère politique, relativisant la place de la bourgeoisie éclairée au sein de l’espace public.

Pourtant, l’œuvre de Habermas permet elle-même de répondre, en grande partie, à ces critiques. En effet, Droit et Démocratie, ouvrage publié en 1992, permet de répondre à un certain nombre d’objections formulées contre l’auteur suite à la publication du premier ouvrage et d’enregistrer une évolution sensible dans la pensée de l’action communicationnelle et de ses effets sur le pouvoir politique. En effet, Habermas souhaite dans ce second ouvrage se démarquer de son héritage hégélien et marxiste, c’est-à-dire de la notion de société bourgeoise à laquelle est liée intrinsèquement l’espace public. C’est pourquoi l’expression même d’ « espace public » est remplacée par celle, plus générale, de « monde vécu ». Les différentes dimensions du monde vécu, qui obéissent à des degrés variés d’institutionnalisation, constituent par le biais du langage ordinaire la source normative des questions politiques posées au sein des institutions, et par là même un générateur de droit social, à travers le filtrage normatif des divers conflits d’intérêts présents au sein de la société.

La notion de discussion publique permet ainsi à Habermas, au-delà du concept daté d’espace public, de formuler une théorie subtile et originale du rapport entre la société civile et les représentants politiques, rapport basé sur la communication ordinaire du monde vécu. En effet, la subtilité de cette théorie réside précisément dans sa capacité à penser de manière à la fois pluraliste et inclusive les rapports des différents acteurs sociaux à la politique, sans toutefois tomber dans trois écueils théoriques : 1) la conception dite républicaine (héritée de la philosophie rousseauiste), qui confond dans un même objet la communauté politique (envisagée de manière unitaire) et la politique institutionnelle ; 2) la conception dite libérale, qui dissocie radicalement ces deux instances ; 3) la conception du matérialisme anhistorique, dont la critique sociale conduit à la disqualification de l’Etat au nom de la valorisation de la multitude.
En relançant ainsi le débat autour de l’agir communicationnel et de l’opinion publique diversifiée, l’œuvre de Habermas donne lieu à une série d’écrits philosophiques et politiques qui repensent les rapports sociaux modernes, au-delà des limites théoriques propres à un héritage philosophique particulier ou à une certaine école de pensée.